Vermeer de Delft

 

(Jan Vermeer, ou Johannes Vermeer, dit Vermeer de Delft). Peintre néerlandais (Delft, 1632 — id., 1675). Figure emblématique du génie méconnu dont la modernité anachronique aurait causé la perte, Vermeer, avec un petit nombre d'œuvres – scènes d'intérieur et portraits, essentiellement de femmes absorbées dans leurs tâches domestiques ou occupées à leurs loisirs –, avec un sens de la lumière et des accords chromatiques et une habileté du rendu des matières hors du commun, est considéré depuis sa redécouverte, au XIXe siècle, comme l'un des artistes majeurs du XVIIe siècle.

Oublié pendant près de deux siècles, Vermeer de Delft est porté sur le devant de la scène d?abord par les frères Goncourt, par Thoré-Bürger, puis par Marcel Proust, qui, emporté par l'enthousiasme du critique Jean-Louis Vaudoyer, fait de la Vue de Delft et de son fameux petit pan de mur jaune une œuvre d'une beauté absolue. Paul Claudel, dans L'œil écoute (1946), loue la magie insolite du jeu des couleurs "moins obtenu par le pinceau que réalisé par l'intelligence". La remarquable mais petite production du peintre – 45 à 60 tableaux en vingt-deux ans – et l'absence presque totale de datation contribuent à faire de lui le "plus parfait" et le "plus rare" des peintres.

 

Un bourgeois catholique en terres calvinistes

Né dans une famille calviniste, Johannes Vermeer, dont le père aubergiste pratique le commerce de l'art, apprend vraisemblablement son métier auprès de Carel Fabritius, avant de terminer son apprentissage chez Abraham Bloemaert d'Utrecht, un peintre catholique.

En 1648, le traité de Münster ayant mis fin aux guerres religieuses, les Provinces-Unies étaient devenues indépendantes, et le conflit iconoclaste s'était apaisé. Toutefois, les papistes, s'ils ne sont plus en butte à des persécutions, sont tenus de pratiquer leur culte discrètement, en particulier à Delft, où à la grande prospérité du siècle précédent avait succédé un certain déclin et où le pouvoir était passé aux mains d'une classe profondément conservatrice et rigoureusement calviniste. C'est dans ce contexte que Vermeer décide de se convertir au catholicisme, en 1652. Il semble que son mariage, cette même année, avec une jeune fille catholique, Catharina Bones, ne soit pas la seule raison de sa conversion: selon toute vraisemblance, il n'aurait pu courtiser une jeune fille de famille catholique sans avoir démontré un intérêt sincère pour sa nouvelle religion.

En 1653, il s'inscrit à la guilde de Saint-Luc. Or cette guilde est particulièrement conservatrice, contrairement à ses homologues d'Utrecht, d'Amsterdam ou de La Haye: c'est ainsi qu'en 1661 – un an avant que Vermeer n'y occupe des fonctions officielles – cette guilde réaffirme son attachement aux traditions artisanales, mettant sur le même plan peintres et faïenciers. Par ailleurs, les clients qu'on connaît à Vermeer sont tous protestants, et les sujets qu'il traite appartiennent à leur registre favori. Nombreux sont ceux qui pensent que la religion de Vermeer n'eut aucune répercussion sur son œuvre et sa pratique de peintre, même si ses toutes premières toiles ainsi que l'Allégorie de la Foi viennent en partie démentir cette assertion. En effet, la peinture hollandaise du XVIIe siècle est caractérisée par la présence d'un seul genre à sujets "bourgeois et modestes", que l'on désignera en France à la fin du siècle par le terme de "peinture de genre". Cette situation est le fruit d'un marché de l'art très vivant et très abordable et du rejet total de toute peinture religieuse. Utrecht, de tradition catholique, constitue alors un îlot où la peinture d'histoire et la peinture religieuse de grand format continuent d'être produites. Les deux premières œuvres de Vermeer, de type caravagesque, s'inscrivent dans cette mouvance, qu'il abandonne bientôt pour n'y revenir que tardivement avec l'Allégorie de la Foi, où l'ensemble de la critique voit une chute de son art. On a relevé que la présence d'un vrai serpent écrasé et la mise en scène de l'allégorie dans un intérieur du XVIIe siècle étaient invraisemblables. Daniel Arasse (l'Ambition de Vermeer, 1993) y voit une évocation des "églises cachées" des catholiques de l'époque, et souligne également que la manière "fine et lisse" du tableau, qui s'oppose à celle appréciée aujourd?hui dans les autres œuvres, a ici pour fonction de démontrer que son auteur se range parmi les plus grands peintres. Cette œuvre de commande aux dimensions inhabituelles chez Vermeer – 114 x 89 cm – témoigne que sa pratique de peintre est indissociable de ses convictions religieuses.

La petite production du peintre (même compte tenu d'une vie relativement courte: il meurt à quarante-trois ans), la faiblesse de son commerce d'art, son désintérêt pour la gestion de l'auberge héritée de son père, son mode de vie aisé laissent à penser que la peinture est restée pour lui un exercice d'ordre privé. On ne lui connaît que peu de clients – le patricien Van Ruijven, le boulanger Van Buyten –, et, contrairement à un usage de l'époque, il n'est pas rémunéré régulièrement par un amateur. Dans cette société calviniste, Vermeer poursuit dans la peinture de genre ses recherches personnelles.

 

Le peintre de genre

Depuis le XVIe siècle, la littérature populaire des proverbes avait envahi la peinture. Les petites toiles à sujets réalistes et modernes sont à lire comme des emblèmes à connotation moralisatrice dont les éléments – perspective dédoublée, "tableau dans le tableau", effet de lumière diurne – doivent être interprétés sur le mode religieux. Toute la production de Vermeer est conforme à celle de ses contemporains, laquelle fonctionne sur le mode symbolique. Toutefois, investis d'une dimension spirituelle, les objets du quotidien et les êtres familiers n'en demeurent pas moins, dans la peinture hollandaise, un reflet fidèle du réel. Les quelques informations biographiques que l'on possède semblent contredire cette relation du quotidien à la peinture: aucun enfant ne figure dans ses œuvres, alors qu'il en aura onze (le fait est à souligner: l'enfant est très présent dans la peinture de l'époque); le calme et la paix qui règnent dans ses toiles sont bien éloignés du climat dans lequel il vit (jusqu'en 1664, son beau-frère, qui habite avec la famille, est en proie à des crises de violence extrême qui l'amènent à battre la femme de Vermeer). Les référents de cette peinture ne sont donc pas à chercher dans le monde concret qui environne l'artiste, mais dans la tradition picturale de laquelle il se réclame, et dont il suit les règles et les conventions: "Le monde réel des tableaux de Vermeer, selon Daniel Arasse, est le monde de ces tableaux." Dans une grande continuité, on assiste ainsi à la représentation d'une réflexion sur la peinture. Abstraction faite de quelques toiles – une œuvre religieuse et une autre mythologique, deux figures féminines en buste, deux paysages urbains et deux allégories –, l'ensemble de la production du peintre est consacré à des scènes d'intérieur. Celles-ci se structurent sur une exclusion progressive du monde extérieur, auquel des objets tels que fenêtre, carte ou lettre font allusion. On voit également le nombre des figures diminuer. Les hommes disparaissent complètement pour laisser la place à des jeunes femmes isolées dans des compositions qui rendent le sens polyvalent et parfois indéchiffrable ou indécidable.

 

L'espace pictural de Vermeer

Renonçant à la perspective dédoublée après la Jeune Femme endormie, Vermeer inaugure une nouvelle relation avec le spectateur. Réputé pour sa connaissance de l'art de la perspective – c'est à ce titre que des amateurs étrangers lui rendent visite en 1663 et en 1669 –, le peintre construit ses toiles avec science. Créant une barrière entre le spectateur et la scène – tenture, tapis de table, amoncellement d'objets –, il obstrue ses horizons de murs sans ouverture. Entre ces deux clôtures, il construit la surface autour de la figure. Toujours saisies en contre-plongée, ses figures sont situées en dessous du point de fuite, comme dans Femme debout devant le virginal. Cet abaissement de l'horizon par rapport aux personnages s'accompagne d'une élévation de l'horizon géométrique – tel que le définit la perspective optique. Il en résulte que le sol se relève, et que le mur qui sert de fond se trouve rapproché du spectateur. La Laitière met en œuvre ce dispositif: le point de fuite, situé au-dessus du poignet de la jeune femme et à l'aplomb du filet de lait sur lequel se concentre son regard, est beaucoup plus bas que l'horizon géométrique, placé au-dessus du visage.

Le thème du miroir, répandu dans la peinture emblématique, apparaît à cinq reprises dans l'œuvre de Vermeer. Mais quatre de ces miroirs – ceux de la Femme à la balance, la Jeune Femme endormie, le Collier de perles et la Laitière – ne reflètent rien. Seul le miroir de la Leçon de musique renvoie l'angle de la table du premier plan, visible par le spectateur, et le pied du chevalet du peintre, hors du champ du tableau, dans l'espace du spectateur. Du même coup, la signification de la toile s'en trouve déplacée: il ne s'agit plus simplement d'une scène d'intérieur accueillant deux amoureux mais de la représentation de la "mise en tableau" de cette scène. Là, le jeu du reflet est une ouverture de l'espace pictural sur un espace réflexif extérieur. Dans la Liseuse, le reflet de la jeune femme sur la fenêtre ouverte ferme au contraire l'espace pictural sur lui-même, renforçant le rôle du rideau qui dérobe à nos yeux le tiers de la scène.

Enfin, cette surface picturale peut s'interpréter en fonction d'un dernier élément, fréquent dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, les cartes géographiques. Évoquées dans le Géographe – alors que, dans l'Astronome (1668), le peintre a représenté un globe céleste –, figurées avec une minutie infidèle dans l'Art de la peinture (appelé encore l'Atelier), la Jeune Femme en bleu, la Femme à la fenêtre ou encore Soldat et Jeune Fille riant, elles ont été identifiées. Ces cartes, qui font voir ce que l'histoire raconte – selon les théories de l'époque –, sont traitées par Vermeer comme des objets de peinture où les accidents du papier et les craquelures ont autant d'importance que ce qu'elles représentent. Placées à l'horizon du peintre – notamment dans l'Art de la peinture –, elles caractérisent ce que Merleau-Ponty désigne comme la "structure Vermeer" et qui renvoie à une conception de la peinture comme transcription de "l'apparence visuelle du monde visible". Ces combinaisons de signes iconographiques et de lignes géométriques sont unifiées par la mise au point d'une lumière omniprésente qui anime la surface, donne corps à la couleur et stabilise l'ensemble dans un instant immobilisé: le monde est fait, en quelque sorte, pour aboutir à un tableau.

L'usage par Vermeer de la chambre noire – appareil optique utilisé par les peintres et constitué d'une sorte de boîte dans laquelle la lumière pénètre par une très petite ouverture, formant une image sur un écran translucide fermant la boîte à l'opposé du trou – expliquerait non seulement la construction complexe de ses toiles, mais également sa technique pointilliste. Car comment justifier qu'un peintre "fin" exécutant de tout petits formats – la Dentellière mesure 24 x 21 cm – utilise une technique du "flou"? L'emploi d'une chambre obscure mal réglée expliquerait les gouttes de lumière du premier plan de la Dentellière ou de la nature morte de la Laitière. Dans les deux études de visages, la Jeune Fille au turban et la Tête de jeune fille – tout comme dans la Dentellière –, le fond, le visage, la tête ne sont pas vraiment délimités par une ligne. Des passages subtils, taches de couleur, estompage, brouillent les démarcations et réussissent ce que déjà Pline l'Ancien considérait comme le sommet de la technique picturale: "La ligne de contour doit s'envelopper elle-même et finir de façon à promettre autre chose derrière elle et à montrer même ce qu'elle cache."

Les radiographies et l'observation attentive de l'Art de la peinture corroborent l'impression visuelle: l'artiste ne dessine pas, il place sur sa toile une structure faite d'ombre et de lumière où se constituent les formes. La main informe et "bulbeuse" du peintre assis et vu de dos symbolise cette manière de Vermeer au service d'une activité purement mentale: l'art de peindre. Cet écart entre la pratique officielle des peintres et celle de Vermeer est exposé dans cette toile réalisée pour lui-même, et que sa veuve, malgré des difficultés financières, conservera.

Il y a ainsi chez Vermeer une parfaite concordance entre les buts et les moyens: l'œuvre rend, toujours selon Daniel Arasse, "l'absent présent, vivante l'image", mais la rend également inaccessible.